6.1.1 Jacques de Voragine : « La Légende dorée (Legenda Sanctorum) » (13 ième Siècle)

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’œuvre magistrale que l’on appelle « La légende dorée » n’est aucunement un recueil ou une collection de légendes. En réalité « ‘Legenda Sanctorum’ signifie : lectures de la vie des saints. Legenda est ici l’équivalent du mot lectio, qui, dans le Bréviaire, désigne les passages des auteurs consacrés que le prêtre est tenu de lire entres deux oraisons », comme nous l’indique le traducteur, Théodore de Wyzewa, en introduction de son ouvrage, ainsi que la présentation suivante qu’il fait de son auteur :

« Le bienheureux Jacques est né, en l’année 1228, à Varage, d’où son nom latin : Jacobus de Varagine. Et j’imagine que c’est, ensuite, l’erreur d’un copiste qui, en substituant un ‘o’ au premier ‘a’ de son nom, aura valu à l’auteur de la Légende dorée de devenir, pour la postérité, Jacques de Voragine. Quant à Varage, où il est né, c’est une charmante ville de la côte de Gênes, à mi-chemin entre Savone et Voltri […]. Il avait presque 16 ans lorsque, en 1244, il entra dans l’ordre des Frères Prêcheurs, fondé par Saint Dominique en 1215 […].    A 35 ans, il fut élu par ses frères prieur se son couvent. Puis, en 1267, ils lui confièrent le gouvernement général des monastères dominicains de la province de Lombardie : fonction infiniment fatigante et difficile, qu’il fut contraint de remplir pendant 18 ans […]. En 1292 il est élu archevêque de Gênes avant de mourir en 1298 ».

6.1.1.1 Sainte Marie-Madeleine

Du chapitre 45, pages 338 à 347, dédié à Sainte Marie-Madeleine (fêtée le 22 juillet) :

« I. Marie-Madeleine naquit de parents nobles, et qui descendaient de famille royale. Son père s’appelait Syrius, sa mère Eucharie. Avec son frère Lazare et sa sœur Marthe, elle possédait la place forte de Magdala, voisine de Génésareth, Béthanie, près de Jérusalem, et une grande partie de cette dernière ville ; mais cette vaste possession fut partagée de telle manière que Lazare eut la partie de Jérusalem, Marthe, Béthanie, et que Magdala revint en propre à Marie, qui tira de là son surnom de Magdeleine. Et comme Madeleine s’abandonnait tout entière aux délices des sens, et que Lazare servait dans l’armée, c’était la sage Marthe qui s’occupait d’administrer les biens de sa sœur et de son frère. Tous trois, d’ailleurs, après l’ascension de Jésus-Christ, vendirent leurs biens et en déposèrent le prix aux pieds des apôtres.

Autant Madeleine était riche, autant elle était belle ; et elle avait si complètement livré son corps à la volupté qu’on ne la connaissait plus que sous le nom de la Pécheresse. Mais, comme Jésus allait prêchant çà et là, elle apprit un jour, sous l’inspiration divine, qu’il s’était arrêté dans la maison de Simon le lépreux ; et aussitôt elle y courut ; mais, n’osant pas se mêler aux disciples, elle se tint à l’écart, lava de ses larmes les pieds du Seigneur, les essuya de ses cheveux et les oignit d’un onguent précieux : car l’extrême chaleur forçait les habitants de cette région à se servir, plusieurs fois par jour, d’eau et d’onguent […].

Après l’ascension du Seigneur, la quatorzième année après la Passion, les disciples se répandirent dans les diverses contrées pour y semer la parole divine : et Saint Pierre confia Marie-Madeleine à Saint Maximin, l’un des soixante-douze disciples du Seigneur. Alors Saint Maximin, Marie-Madeleine, Lazare, Marthe, Martille, et avec eux Saint Cédon, l’aveugle-né guéri par Jésus, ainsi que d’autres chrétiens encore, furent jetés par les infidèles sur un bateau et lancés à la mer, sans personne pour diriger le bateau. Les infidèles espéraient que, de cette façon, ils seraient tous noyés à la fois. Mais le bateau, conduit par la race divine, arriva heureusement dans le port de Marseille. Là, personne ne voulut recevoir les nouveaux venus, qui s’abritèrent sous le portique d’un temple. Et, lorsque Marie-Madeleine vit les païens se rendre dans leur temple pour sacrifier aux idoles, elle se leva, le visage calme, se mit à les détourner du culte des idoles et à leur prêcher le Christ.    Et tous l’admirèrent, autant pour son éloquence que pour sa beauté : éloquence qui n’avait rien de surprenant dans une bouche qui avait touché les pieds du Seigneur.

II. Or le chef de la province se rendit dans le temple pour sacrifier aux idoles, espérant obtenir ainsi un enfant, car leur mariage était resté sans fruit. Mais Madeleine, par sa prédication, les dissuada de sacrifier aux idoles. Et, quelques jours après, elle apparut en rêve à la femme de ce chef et lui dit : « Pourquoi, étant riches, laissez-vous mourir de faim et de froid les serviteurs de Dieu ? ». Et elle la menaça de la colère divine si elle se refusait à faire en sorte que son mari devint plus charitable. Mais la femme eut peur de parler à son mari de cette vision. Madeleine lui apparut encore la nuit suivante ; et, de nouveau, elle négligea d’en avertir son mari[…].

III. Cependant Sainte Marie-Madeleine, désireuse de contempler les choses célestes, se retira dans une grotte de la montagne, que lui avait préparée la main des anges, et pendant trente ans elle y resta à l’insu de tous. Il n’y avait là ni cours d’eau, ni herbe, ni arbre ; ce qui signifiait que Jésus voulait nourrir la sainte des seuls mets célestes, sans lui accorder aucun des plaisirs terrestres. Mais, tous les jours, les anges l’élevaient dans les airs, où pendant une heure, elle entendait leur musique ; après quoi, rassasiée de ce repas délicieux, elle redescendait dans sa grotte, sans avoir le moindre besoin d’aliments corporels.

Or, certains prêtres, voulant mener une vie solitaire, s’était aménagé une cellule à douze stades de la grotte de Madeleine. Et, un jour le Seigneur lui ouvrit les yeux, de telle sorte qu’il vit les anges entrer dans la grotte, prendre la sainte, la soulever dans les airs et la ramener à terre une heure après. Sur quoi le prêtre, afin de mieux constater la réalité de sa vision, se mit à courir vers l’endroit où elle lui était apparue ; mais, lorsqu’il fut arrivé à une portée de pierre de cet endroit, tous ses membres furent paralysés ; il en retrouvait l’usage pour s’en éloigner, mais, dès qu’il voulait se rapprocher, ses jambes lui refusaient leur service. Il comprit alors qu’il y avait là un mystère sacré, supérieur à l’expérience humaine. Et, invoquant le Christ, il s’écria : « Je t’en adjure par le Seigneur ! Si tu es une personne humaine, toi qui habites cette grotte, réponds-moi et dis-moi la vérité ! Et, après qu’il eut répété trois fois cette adjuration, Sainte Marie-Madeleine lui répondit : « Approche-toi davantage, et tu sauras tout ce que tu désires savoir ! ». Puis, lorsque la grâce du ciel eut permis au prêtre de faire encore quelques pas en avant, la sainte lui dit : « Te souviens-tu d’avoir lu, dans l’évangile, l’histoire de Marie, cette fameuse pécheresse qui lava les pieds du Sauveur, les essuya de ses cheveux, et obtint le pardon de tous ses péchés ? ». Et le prêtre : « Oui, je m’en souviens ; et, depuis trente ans déjà, notre sainte Eglise célèbre ce souvenir ». Alors la sainte : « Je suis cette pécheresse. Depuis trente ans, je vis ici à l’insu de tous ; et tous les jours, les anges m’emmènent au ciel, où j’ai le bonheur d’entendre de mes propres oreilles les chants de la troupe céleste. Or, voici que le moment est prochain où je dois quitter cette terre pour toujours. Va donc trouver l’évêque Maximin, et dis-lui que, le jour de Pâques, dès qu’il sera levé, il se rende dans son oratoire : il m’y trouvera, amenée par les anges ». Et le prêtre, pendant qu’elle lui parlait, ne la voyait pas, mais il entendait une voix de suavité angélique.

Il courut aussitôt vers Saint Maximin, à qui il rendit compte de qu’il avait vu et entendu, et, le dimanche suivant, à la première heure du matin, le saint évêque, entrât dans son oratoire, aperçut Marie-Madeleine encore entourée des anges qui l’avaient amenée. Elle était élevée à deux coudées de terre, les mains étendues. Et, comme Saint Maximin avait peur d’approcher, elle lui dit : « Père, ne fuis pas ta fille ! ». Et Maximin raconte lui-même, dans ses écrits, que le visage de la sainte, accoutumé à une longue vision des anges, était devenu si radieux, qu’on aurait pu plus facilement regarder en face les rayons du soleil que ceux de ce visage. Alors l’évêque, ayant rassemblé son clergé, donna à Sainte Marie-Madeleine le corps et le sang du Seigneur ; et, aussitôt qu’elle eut reçu la communion, son corps s’affaissa devant l’autel et son âme s’envola vers le Seigneur. Et telle était l’odeur de sa sainteté, que, pendant sept jours, l’oratoire en fut parfumé. Saint Maximin fit ensevelir en grande pompe le corps de la sainte, et demanda à être lui-même enterré près d’elle, après sa mort.

Le livre attribué par les uns à Hégésippe, par d’autres à Josèphe, raconte l’histoire de Marie-Madeleine presque de la même façon. Il ajoute seulement que le prêtre trouva la sainte enfermée dans sa cellule, que, sur sa demande, il lui donna un manteau dont elle se couvrit, et que c’est avec lui qu’elle se rendit à l’église, où, après avoir communié, elle s’endormit en paix devant l’autel ».

NB : Au § IV, nous sont rapportés de nombreux miracles advenus par l’intercession de Sainte Marie-Madeleine, que je ne relate point.

6.1.1.2 Sainte Marthe

Duchapitre 54, pages 375 à 378, dédié à Sainte Marthe (fêtée le 29 juillet) :

 « I. Marthe, l’hôtesse du Christ, avait pour père Syrus, pour mère Eucharie. Son père, qui était de race royale, gouverna la Syrie et beaucoup d’autres régions maritimes. Marthe, suivant toute probabilité, n’eut jamais de mari. Elle s’occupait d’administrer la maison, et, quand elle recevait le Seigneur, non seulement elle se donnait une peine infinie pour bien l’accueillir, mais elle eût encore voulu que sa sœur Madeleine fît comme elle.
Après l’ascension du Seigneur, Marthe, avec son frère Lazare, sa sœur Madeleine, et Saint Maximin, à qui l’Esprit-Saint les avait recommandés, furent jetés par les infidèles sur un bateau sans voiles, sans rames, et sans gouvernail. Et le Seigneur, comme on le sait, les conduisit à Marseille. Ils se rendirent de là sur le territoire d’Aix, et y firent de nombreuses conversions. De Marthe, en particulier, on rapporte qu’elle était fort éloquente, et que tous l’aimaient.

Or il y avait à ce moment sur les bords du Rhône, dans une forêt sise entre Avignon et Arles, un dragon, mi-animal, mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec des dents aiguës comme des cornes, et de grandes ailes aux deux cotés du corps ; et ce monstre tuait tous les passagers et submergeait les bateaux […]. Or  Sainte Marthe, sur la prière du peuple, alla vers le dragon. L’ayant trouvé dans sa forêt, occupé à dévorer un homme, elle lui jeta de l’eau bénite, et lui montra la croix. Aussitôt le monstre, vaincu, se rangea comme un mouton près de la sainte, qui lui passa sa ceinture autour du cou et le condusit au village voisin, aussitôt le peuple le tua à coups de pierres et de lances. Et comme ce dragon était connu des habitants sous le nom de Tarasque, ce lieu, en souvenir de lui, prit le nom de Tarascon : il s’appelait jusque-là Nerluc, c’est-à-dire noir lac, à cause des sombres forêts qui y bordaient le fleuve. Et Sainte Marthe, après avoir vaincu le dragon, obtint de sa sœur et du prêtre Maximin la permission de rester dans ce lieu, où elle ne cessa pas de prier et de jeûner, jusqu’à ce qu’enfin une grande congrégation de religieuses s’y réunit auprès d’elle, en même temps qu’une grande basilique fut construite en l’honneur de la Vierge Marie. Et Marthe vivait là de la vie la plus dure, ne mangeant qu’une fois par jour, se privant de chair de graisse, d’œufs, de fromage et de vin.

Un jour qu’elle prêchait à Avignon, au bord du Rhône, un jeune homme, qui se trouvait sur l’autre rive, eut un tel désir de l’entendre que, ne trouvant point de bateau pour traverser le fleuve, il ôta ses vêtements et voulut passer à la nage : mais aussitôt une vague l’entoura et l’étouffa. Son corps fut retrouvé le lendemain, et déposé aux pieds de Sainte Marthe, dans l’espoir que celle-ci parviendrait à le ressusciter. Et la sainte, s’étant prosternée sur le sol, les bras en croix, pria ainsi : « Seigneur Jésus, toi qui as jadis ressuscité mon frère Lazare, que tu aimais, toi qui as reçu mon hospitalité, prends en considération la foi de ceux qi m’entourent, et ressuscite cet enfant ! ». Puis elle prit la main du jeune homme, qui, aussitôt se leva et reçut le saint baptême.

Saint Ambroise nous dit que c’est Marthe, aussi, qui était l’hémorroïsse guérie par le Christ. Nous savons, d’autre part, que Sainte Marthe fut avertie de sa mort un an en avance, et que, pendant toute une année qui suivit cet avertissement, elle souffrit de la fièvre. Huit jours avant sa mort, elle entendit le chœur des anges qui emportaient au ciel l’âme de Marie-Madeleine. Aussitôt, rassemblant ses frères et ses sœurs, elle leur fit part de cette heureuse nouvelle. Puis, pressentant sa propre fin ; elle les pria de rester près d’elle jusqu’à sa mort, avec des flambeaux allumés. Or, la nuit d’avant sa mort, pendant que tous les gardes-malades dormaient, un vent violent éteignit les lumières. Et la sainte, voyant accourir autour d’elle la troupe des mauvais esprits, invoqua l’aide son hôte divin. Et aussitôt elle vit approcher sa sœur Madeleine, qui, tenant en main une torche, ralluma les flambeaux et les lampes. Et pendant que les deux sœurs s’appelaient par leur nom, survint le Christ, qui dit à Marthe : « Viens, chère hôtesse, demeurer maintenant avec moi ! Tu m’as accueilli dans ta maison, je t’accueillerai dans mon ciel ; et j’exaucerai, par amour pour toi, tous ceux qui t’invoqueront ». Le matin suivant, Marthe se fit transporter dehors, pour voir encore le ciel, se fit poser sur la cendre, demanda qu’on tînt une croix devant elle et qu’on lui lût la passion dans l’évangile de Saint Luc. Et au moment où le lecteur répétait : « Mon père, je remets mon âme entre tes mains », elle rendit l’âme […].          

III. De nombreux miracles se produisirent au tombeau de la sainte. Clovis, roi de France, qui avait reçu le baptême des mains de Saint Rémi, fut guéri par Sainte Marthe d’une grave des reins. En souvenir de quoi, il dédia à l’église de la sainte la terre, les maisons et les châteaux qui se trouvaient dans un rayon de trois milles des deux côtés du Rhône. Et il affanchit ces lieux de toute servitude.

La vie de Sainte Marthe a été écrite pour nous par sa servante Martille, qui se rendit plus tard en Esclanovie pour y prêcher l’Evangile, et qui y mourut, dix ans après la mort de sa maîtresse ».

6.1.1.3 Saints Denis, Rustique et Eleuthère

Du chapitre 151, pages 577 à 582, dédié à Saint Denis, Rustique et Eleuthère (fêtés le 9 octobre) :

« I. Denis l’Aréopagite fut converti à la foi du Christ par l’apôtre Saint Paul. Son surnom d’Aréopagite lui venait du faubourg d’Athènes où il demeurait, et qui s’appelait Aréopage, c’est-à-dire faubourg de Mars, parce qu’on voyait un temple du dieu Mars. Dans ce faubourg, qui était la demeure favorite des savants, Denis se livrait à l’étude de la philosophie ; et on l’appelait aussi le Théosophe, c’est-à-dire l’homme versé dans la science de Dieu. Et il avait avec lui un compagnon d’études nommé Apollophane. Or, le jour de la passion du Christ, la ville d’Athènes, de même que le monde entier, fut soudain remplie d’une épaisse ténèbre ; et les savants d’Athènes ne parvenaient pas à découvrir la cause naturelle de ce fait étrange, tout à fait différent des éclipses ordinaires.
Ajoutons, à ce propos, que de nombreux témoignages attestent l’universalité de la soudaine ténèbre qui suivit la mort du Seigneur. Elle fut constatée en Grèce comme à Rome, et dans l’Asie Mineure. Et l’on raconte que Denis, en présence de ce phénomène, aurait dit à ses compatriotes : « Cette nuit nouvelle présage le prochain avènement d’une lumière nouvelle, dont le monde entier sera illuminé ». Sur quoi les Athéniens élevèrent un autel où ils mirent cette inscription : « Au Dieu inconnu ».

Et lorsque Saint Paul vint à Athènes, il vit cet autel et s’écria : « Ce Dieu que vous adorez sans le connaître, je suis venu vous le révéler ! ». Puis, s’adressant à Denis comme au plus savant des philosophes, il lui demanda qui était ce Dieu inconnu. Et Denis : « C’est le seul vrai Dieu, mais il se cache à nous et nous est inconnu ». Et Saint Paul : « Ce Dieu est celui que je viens de vous révéler, celui qui a créé le ciel et la terre, et qui a revêtu la forme humaine, et a subi la mort, et est ressuscité le troisième jour ». Et, comme Denis continuait à discuter avec Paul, un aveugle vint à passer près d’eux. Alors Denis dit à Paul : « Si, au nom de ton Dieu, tu dis à cet aveugle de recouvrer la vue, et s’il la recouvre, je me convertirai aussitôt à ta foi. Mais afin que tu ne puisses pas employer une formule magique, je te dicterai moi-même la formule que tu devras employer pour guérir cet aveugle au nom de ton maître Jésus ! ». Alors, Paul, pour écarter tout soupçon, dit à Denis de prononcer lui-même les paroles qu’il voulait lui dicter, et qui étaient celles-ci : « Au nom de Jésus-Christ, né d’une vierge, puis crucifié, puis ressuscité des morts et monté au ciel, recouvre la vue ! ». Et dès que Denis eut prononcé ces paroles, aussitôt l’aveugle fut guéri de sa cécité. Alors Denis reçut le baptême, avec sa femme Damaris, et toute sa maison. Saint Paul l’instruisit ensuite, pendant trois ans, des vérités de la foi ; et il finit par l’ordonner évêque d’Athènes. Et Denis, par l’ardeur de sa prédication, convertit à la foi chrétienne sa ville natale, ainsi que la plus grande partie de la région environnante.

Il nous donne à entendre lui-même, dans ses livres, que c’est à lui que Saint Paul a révélé ce qu’il a vu lorsque, dans son ravissement, il a été transporté au troisième ciel. Et le fait est que Denis nous a écrit, avec une clarté et une abondance parfaites, la hiérarchie des anges, leurs ordres, dispositions et offices. Il nous parle de tout cela comme si, au lieu de l’avoir appris d’une autre bouche, lui-même avait été ravi au troisième ciel. Et il eut aussi le don de prophétie, ainsi que nous le voyons par la lettre qu’il écrivit à l’évangéliste Jean, exilé dans l’île de Patmos. Il lui disait, dans cette lettre : « Réjouis-toi, frère bien-aimé, car tu seras délivré de ton exil de Patmos, et tu retourneras sur la terre d’Asie, et tu y laisseras ceux qui viendront après toi le souvenir de la façon dont tu auras imité l’exemple du Christ ! ». Et il nous apprend aussi, dans son livre sur les noms divins, qu’il fut un de ceux qui assistèrent au dernier sommeil de la Sainte Vierge.

Lorsqu’il apprit que Saint Pierre et Saint Paul étaient tenus en prison à Rome, sous Néron, il nomma un autre évêque à sa place et se mit en route pour aller voir les deux saints. Et lorsque ceux-ci eurent rendu leurs âmes à Dieu, le Pape Clément envoya Denis en France, lui donnant pour compagnons Rustique et Eleuthère.

Denis se rendit alors à Paris où fit de nombreuses conversions, éleva plusieurs églises et ordonna bon nombre de prêtres. Et telle était la grâce céleste qui brillait en lui que, souvent, comme le peuple s’élançait vers lui pour l’attaquer, à l’instigation des prêtres des idoles, les assaillants sentaient toute leur fureur s’évanouir dès qu’ils se trouvaient en présence de lui. Les uns se prosternaient à ses pieds ; les autres, effrayés, prenaient la fuite. Mais le diable, furieux de voir son culte diminuer de jour en jour, inspira à l’empereur Domitien la pensée inhumaine d’ordonner que quiconque découvrirait un chrétien serait tenu de le faire sacrifier aux idoles, sous peine d’être lui-même sévèrement puni. Et un préfet nommé Fescennius fut envoyé de Rome contre les chrétiens de Paris. Ce préfet, ayant trouvé Denis occupé à prêcher devant le peuple, ordonna de l’arrêter, de le garroter avec une grosse corde et de l’amener à son prétoire, en compagnie des deux saints Rustique et Eleuthère.

Pendant que les trois saints, en présence du préfet, proclamaient courageusement leur foi, arriva certaine dame noble qui affirma que son mari avait été séduit par les trois imposteurs. Le préfet manda aussitôt ce mari, qui persévérant dans sa foi, fut mis à mort sur-le-champ. Quant aux trois saints, ils furent flagellés par douze soldats, chargés de chaînes et jettés en prison. Le lendemain, Denis fut étendu, nu, sur un gril enflammé. Et lui, au milieu de ses souffrances, rendait grâce à Dieu. Il fut ensuite donné en pâture à des bêtes féroces, dont on avait excité la faim par un jeûne prolongé. Mais, au moment où ces animaux s’élançaient sur lui, il fit sur eux le signe de la croix ; et eux, tout de suite, l’entourèrent doucement, comme des agneaux. Le préfet le fit alors mettre en croix, puis, après l’avoir longtemps torturé, le fit reconduire en prison avec d’autres chrétiens. Et là, pendant que Denis célébrait la messe, Jésus lui apparut, entouré d’une immense lumière, et lui dit, en lui offrant un pain : « Prends ceci, mon fils, en témoignage de la reconnaissance qui t’est due ! ». Le lendemain, après d’autres supplices, les trois saints eurent la tête tranchée à coups de hache, devant l’idole du dieu Mercure. Mais aussitôt le corps de Saint Denis se redressa, prit dans ses mains sa tête coupée, et, sous la conduite d’un ange, marcha pendant deux milles, depuis la colline de Montmartre, c'est-à-dire mont des martyrs, jusqu’au lieu où reposent aujourd’hui ses restes par le fait de son propre choix et de la providence divine.

Et aussitôt s’éleva dans ce lieu une musique d’anges si harmonieuse que parmi, la foule de ceux qui l’entendirent, la femme du préfet Lisbius, nommée Laertia, se proclama chrétienne, ce qui lui valut d’être décapitée, et de recevoir ainsi le baptême de sang. Le fils de cette femme nommé Vibius, après avoir servi à Rome sous trois empereurs, se fit baptiser en revenant à Paris et adpota la vie religieuse.

Les infidèles, craignant que les chrétiens n’ensevelissent les corps des saints Rustique et Eleuthère, enjoignirent qu’ils fussent jetés dans la Seine. Mais une femme noble invita à sa table les porteurs des deux corps ; puis pendant qu’ils mangeaient, elle leur déroba les corps et les fit ensevelir secrètement dans son champ, où ils restèrent jusqu’à ce que, la persécution ayant cessé, on pût les réunir au corps de Saint Denis. Les trois saints subirent le martyre sous le règne de Dioclétien, en l’an du Seigneur 96. Saint Denis était alors âgé de quatre-vingt-dix ans.

Autres aspects historiques et miracles          

II. Sous le règne de Louis, fils de Charlemagne, des envoyés de l’empereur de Constantinople, Michel, apportèrent à la cour de France, entre autres présents, une traduction latine du livre de Saint Denis sur la « Hiérarchie » [des Saints Anges] ; et, la nuit suivante, dix-neuf malades se trouvèrent guéris dans l’église du saint.   

III. Un jour que l’évêque d’Arles, Saint Rieul, célébrait la messe dans sa cathédrale, il joignit aux noms des apôtres ceux « des bienheureux martyrs Denis, Rustique et Eleuthère ». Après quoi lui-même et les assistants furent très étonnés de ce qu’il avait dit, car personne ne connaissait encore le martyre des trois saints. Et voilà que trois colombes descendirent sur la croix de l’autel, qui portaient écrits sur leurs poitrines, en lettres de sang, les noms des trois saints. Et ainsi tous comprirent que les âmes des saints s’étaient enfuies de leurs corps.

[…].

V. Enfin, nous devons signaler que Hincmar, évêque de Reims, et aussi Jean Scot, dans leurs lettres à charlemagne, attestent tous deux que Saint Denis, l’apôtre des Gaules, était bien le même homme que Denis l’Aréopagite : c’est donc à tort que d’aucuns l’ont nié, se fondant sur une prétendue contradiction des dates ».