6.1.6 Abbé Freppel : « Saint Irénée et l'éloquence chrétienne dans la Gaule » (1861)
De la page 40 à 81 de l’ouvrage de « Saint Irénée et l’éloquence chrétienne dans la Gaule », de l’édition de 1861, nous est présenté tout une section intitulée « Les premiers apôtres de la Gaule » (troisième leçon) par l’abbé Freppel, professeur à la faculté de théologie de Paris. C’est un document que jeretranscris ici largement, car il présente l’avantage de bien situer le contexte historique de l’Evangélisation des Gaules, et amène tout une série d’arguments permettant de mieux comprendre le contexte de la controverse dont l’instigateur est le fameux Launoy, qui s’inscrivit en faux contre toute l’antique tradition qui avait été transmise jusqu’au 17 ième siècle. C’est un texte qui donne une vision synthétique mais extrêmement juste (au vu de l’ensemble des données répertoriées dans le § 6.1), des évènements successifs majeurs qui caractérisèrent l’épopée de l’Evangélisation des Gaules :
« L’an 600 avant Jésus-Christ, un navire parti d’une ville de l’Asie Mineure jetait l’ancre sur la côte méridionale de la Gaule, non loin des bouches du Rhône. Le territoire où venaient aborder Euxène et ses Phocéens était occupé par la tribu des Ségobriges.
Accueillis avec amitié par Nann, le chef de ce clan gaulois, les étrangers reçurent sur cette plage lointaine une hospitalité généreuse. Le jour même de leur arrivée, par une coïncidence singulière, signalée par Justin et par Athénée auxquels j’emprunte ce récit, le roi des Ségobriges mariait sa fille : il invita les nouveaux venus au festin nuptial. Or, suivant la coutume du pays la jeune vierge devait, vers la fin du banquet, désigner l’époux de son choix en lui offrant à boire dans un vase rempli d’eau. Donc, au moment où le repas s’achevait, la fille du barbare vint s’arrêter devant le chef des grecs, soit hasard, soit toute autre cause, et lui tendit la coupe. Frappé de cette demande inattendue, Nann crut y voir un signe de la volonté des dieux, et acceptant le Phocéen pour son gendre, il lui donna en dot le rivage où les Grecs avaient pris terre. Euxène et les siens y jetèrent les fondements d’une ville qu’ils appelèrent Massalie. Bientôt la colonie s’accrut, grâce aux renforts qui lui arrivèrent de la mère patrie, et aux circonstances qui facilitèrent son développement. Défendus contre les Ligures par les Galls de Bellovèse, les Massaliotes étendirent au loin leur territoire primitif ; ils profitèrent de l’admirable position de leur ville pour établir des comptoirs et des entrepôts sur toutes les côtes de la Méditerranée. La chute de Carthage leur livra tout le commerce de l’Occident, et l’assistance qu’ils prêtèrent aux Romains leur permit de se tourner vers l’Orient, à suite et sous la protection des conquérants du monde. En même temps, un gouvernement sage et modéré assurait à la cité phocéenne le calme intérieur : les sciences et les arts y répandaient un éclat qui lui a valu l’admiration de Cicéron et de Tacite ; la jeunesse de tous les pays affluait vers cette école de politesse et de bon goût. Bref, Marseille devint un foyer de lumières pour l’Occident : c’est par elle que la civilisation grecque rayonnait sur la Gaule entière.
Six siècles après qu’une colonie de Phocéens était venue implanter la civilisation grecque dans le midi de la Gaule, un autre navire entrait un jour dans le port de Marseille. Ce n’étaient plus des marchands poussés par la soif des richesses, ni des aventuriers venant chercher fortune sous un autre climat ; de plus graves intérêts amenaient vers l’Occident ce groupe d’exilés que la persécution avait chassés de la Palestine. Témoins des grands évènements qui venaient de s’accomplir en Orient, ils allaient annoncer la bonne nouvelle à cette contrée lointaine vers laquelle les dirigeait le souffle de la Providence. Parmi ces inconnus, dont la célébrité devait effacer un jour les plus grands noms de l’histoire, se trouvait une famille dont le souvenir est resté inséparable du drame Evangélique : c’était le ressuscité de Béthanie, Lazare, auquel le plus éclatant des miracles avait valu la grâce d’une deuxième vie ; Marthe et Marie-Madeleine, ses sœurs, ces deux femmes illustres de l’Evangile devenues le type, l’une, de l’activité chrétienne qui transforme en mérites les occupations multiples de la vie, l’autre, de la pénitence qui s’élève par le repentir jusqu’à la perfection de l’amour divin. Poursuivis par la haine des Juifs, ces nobles personnages avaient pris le chemin de l’Occident, en compagnie de Maximin, l’un des soixante douze disciples du Seigneur. C’est d’eux que Marseille, Aix, Tarascon, Arles et Avignon allaient recevoir la première semence de la foi. Le christianisme pénétrait dans les Gaules par la même route qu’avait choisie la civilisation de l’ancien monde.
Mais ici, Messieurs, une école de critiques nous arrête tout court ; elle nous accuse de confondre la légende avec l’histoire. Vous prenez, nous dit-elle, pour des faits authentiques ce qui n’est le produit d’une pieuse crédulité : on a pu admettre de pareilles traditions à une époque où la critique n’était guère avancée ; mais aujourd’hui il faut faire table rase de ces croyance populaires qui ne sauraient trouver grâce aux yeux d’une science exacte et rigoureuse. Pour répondre à cette objection, il est nécessaire d’étudier avec soin les origines de la prédication évangélique dans la Gaule.
Cette question, aussi intéressante que difficile à résoudre, est une de celles qu’on a le plus fréquemment agité depuis deux siècles : il n’est guère de problème plus délicat que l’on puisse aborder dans notre histoire religieuse et nationale. Là-dessus deux systèmes se sont produits, selon qu’on avance ou qu’on recule l’époque de l’établissement du christianisme dans la Gaule. Je vais les exposer l’un après l’autre afin de pouvoir déterminer lequel des deux réunit en sa faveur un ensemble de preuves plus fortes et plus décisives.
Jusqu’au 17 ième siècle, on s’était généralement accordé à croire que les Gaules avaient été évangélisées dès le 1 er siècle de l’ère chrétienne. Telle était la tradition immémoriale des églises de France. D’après ce sentiment, voici la marche qu’aurait suivie la prédication évangélique dans cette partie de l’empire romain. C’est à plusieurs reprises et par différents côtés que la Gaule a vu arriver au milieu d’elle les missionnaires de la foi. Le premier groupe d’apôtres est celui de la Provence, Lazare et Maximin, Marie-Madeleine et Marthe. Partis de l’Orient la quatorzième année après l’Ascension du Seigneur, cette pieuse colonie étendit son activité sur le pays qui avoisine Marseille. Lazare fonda le siège de cette ville, et Maximin devint le premier évêque d’Aix. Quant aux saintes femmes qui les accompagnaient, elles contribuèrent au succès de cette prédication par l’ardeur de leur zèle et par l’exemple de leur vie. A la même époque, l’apôtre Saint Pierre, tournant les yeux vers une des provinces le plus importantes de l’Empire, envoya de Rome sept prédicateurs qui s’arrêtèrent sur différents points de la Gaule : Trophime à Arles, Paul à Narbonne, Martial à Limoges, Austremoine à Clermont, Gatien à Tours, Saturnin à Toulouse, et Valère à Trèves. C’est la célèbre mission des sept évêques, à laquelle se rattachent entre autres les prédications de Saint Georges au Velay, et de Saint Eutrope à Orange. Plus tard, un troisième groupe de missionnaires, envoyé par le pape Saint Clément, arrive de Rome dans la Gaule : c’est Saint Denis et ses compagnons. Leur activité apostolique s’exerça surtout dans le pays qui s’étend autour de Paris : Saint Denis fonda le siège de cette ville, Saint Sanctin celui de Meaux, Saint Taurin celui d’Evreux, Saint Lucien celui de Beauvais, Saint Julien celui du Mans, etc. Enfin, une colonie d’ouvriers évangéliques, à la tête de laquelle se trouvait Saint Pothin, partit de l’Asie Mineure pour s’établir à Lyon et à Vienne, où déjà Saint Crescent, disciples de Saint Paul, avait jeté les fondements de ces églises, depuis si florissantes. Voilà les principales missions de la foi dans les Gaules pendant le 1 er siècle et au commencement du 2 ième.
Tandis que la sainte famille de Béthanie implante le germe de la religion chrétienne dans la partie méridionale de l’ancienne province romaine, les sept évêques et leurs compagnons, envoyés par Saint Pierre, se répandent dans l’intérieur du pays ; les missionnaires choisis par Saint Clément se dirigent vers le nord, et la colonie asiatique de Saint Pothin se fixe à l’est. Telle est, Messieurs, la voie qu’a suivie la prédication de l’Evangile à travers les nombreuses tribus de la race celtique.
Comme je le disais tout à l’heure, le sentiment que je viens d’exposer était reçu presque sans opposition avant le 17 ième siècle. Fondé sur la tradition orale des différentes églises, exprimé dans les monuments de la liturgie, appuyé par des documents sinon contemporains, du moins d’une antiquité respectable, il semblait devoir être à l’abri de la critique. Une école d’érudits, d’ailleurs fort distinguée, ne fut pas de cet avis. C’était alors un mouvement de réaction générale contre le moyen âge. Institutions sociales, littérature, arts, tout ce qui provenait de ces temps réputés barbares était ou dédaigné ou tenu en suspicion. L’intervention des papes dans les affaires de la chrétienté pendant cette période où leut autorité morale était la garantie suprême du pouvoir des princes de la liberté des peuples, passait aux yeux de beaucoup pour un empiétement ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner lorsqu’on voit un homme tel que Bossuet se méprendre sur le caractère et les résultats de cette intervention. La scolastique, cette puissante école à laquelle s’est formé l’esprit moderne, était battue en brèche par des gens qui ne pouvaient pas lui pardonner d’avoir osé mettre un frein à l’art de déraisonner. L’architecture chrétienne pâlissait à côté de l’art grec, et il fallait bien que de telles opinions fussent très-accréditées, pour qu’un esprit comme Fénelon ait pu porter sur nos cathédrales gothiques le jugement que tout le monde sait. Bref, la renaissance des littératures classiques avait affaibli le goût et le sens des antiquités chrétiennes. D’autre part, la Réforme, en s’attaquant à la tradition, ébranlait en général l’autorité du témoignage historique. Les centuriateurs de Magdebourg avaient commencé sur le terrain de l’histoire de cette grande conspiration contre la vérité, que les sophistes du 18 ième siècle ont reprise avec tant d’ardeur. Enfin le jansénisme, toujours ardent à réformer le culte et à proscrire ce qui nourrissait la dévotion des peuples, ne pouvait faire grâce aux légendes des saints : il devait porter dans cette matière l’esprit d’innovation et de témérité qui distinguait ses partisans. Toutes ces causes réunies expliquent le changement qui s’opéra dans les idées, vers la fin du 17 ième siècle, touchant les origines de la prédication évangélique dans la Gaule.
En contestant l’antiquité des églises de France, l’école des critiques dont je parle croyait servir la cause de la religion. Elle s’imaginait qu’en faisant à l’incrédulité toutes les concessions rigoureusement compatibles avec la foi, elle rallierait les esprits au symbole catholique. Vaine tentative, répétée bien des fois depuis lors et toujours avec le même insuccès ! Jamais on ne triomphe de l’erreur par le sacrifice d’un droit quelconque de la vérité. Partant de cette idée préconçue et guidés par un sentiment d’hostilité contre les hommes ou les institutions du moyen âge, Launoy, Tillemont, Fleury, Baillet et beaucoup d’autres écrivains abandonnèrent sans hésiter l’antique tradition des églises de France. D’abord ils rejetèrent comme une fable toute l’histoire des apôtres de la Provence, sous prétexte qu’aucun monument antérieur au 11 ième siècle n’en garantissait l’authenticité. Après avoir supprimé d’un trait de plume l’apostolat de Saint Lazare et de ses sœurs, ils reculèrent de deux siècles la mission des sept évêques qu’ils placèrent sous l’empire de Dèce ; ils firent de même pour Saint Denis et ses compagnons. Seules les églises de Vienne et de Lyon trouvèrent grâce devant l’école de Launoy : les écrits de Saint Irénée suffisaient pour les mettre hors d’atteinte. Comme vous le voyez, Messieurs, ce n’était rien moins qu’une révolution complète dans l’hagiographie. Favorisé par les circonstances, patronné par des hommes d’une érudition incontestable, le nouveau système gagna rapidement dans l’opinion publique. On le vit se glisser en tout ou partie dans des ouvrages fort remarquables du reste, tels que « l’Histoire de l’Eglise gallicane, par le père Longueval, et « l’Histoire littéraire de la France », par les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Bien plus, il envahit la liturgie elle-même. C’était l’époque, où sous l’influence des causes que je mentionnais tantôt, on s’occupait en France de la révision des bréviaires. Nos modernes liturgistes se laissèrent entraîner par l’attrait de la nouveauté : ils crurent faire preuve de bon goût et de critique en retranchant ou en mutilant les leçons favorables à l’antiquité des églises de France. Seul, le bréviaire romain resta fidèle à la tradition des Gaules. Ce n’est pas la première fois que l’Eglise mère et maîtresse de toutes les autres, défendait contre une église particulière des gloires nationales maltraitées par ceux-là mêmes qui auraient dû être les plus ardents à les soutenir.
Evidemment Launoy et son école avaient dépassé le but et violé les règles d’une sage critique. S’ils s’étaient bornés à prétendre que parmi les légendes des premiers apôtres de la Gaule, composées, à plusieurs siècles de distance, sur les traditions populaires, il s’en trouve qui, au milieu d’un fond historique incontestable, renferment des détails inexacts et des traits apocryphes que l’imagination des peuples et la simplicité des écrivains y ont ajoutés, ils se seraient renfermés dans les limites d’une discussion calme et impartiale. Une fois ce principe établi, la voie était toute tracée pour une recherche méthodique de la vérité. Etudier ces vieilles légendes sans parti pris de louange ni de blâme, comme autant de pièces où de la tradition primitive est souvent développé et embellie dans un but d’édification, examiner avec soin leur origine et leur valeur, dégager l’élément historique qui s’y trouve renfermé sous le voile de la poésie, dépouiller le fait principal des circonstances accessoires qu’un travail postérieur a pu mêler, telle est la tâche qu’une saine critique est appelée à fournir. Mais il y a de la témérité, pour ne pas dire davantage, à refuser toute espèce de croyance à des récits légendaires, à rejeter absolument l’ensemble comme les détails, le gros des faits non moins que les additions étrangères. Ce n’est pas une mince autorité que celle d’une Eglise venant témoigner, par une tradition non interrompue, du nom, des œuvres et de la vie son fondateur. N’y aurait-il là qu’une transmission orale, communiquée de bouche en bouche, d’une génération à l’autre, sans preuves écrites, encore ne faudrait-il pas traiter légèrement un pareil témoignage. Lorsqu’une tradition est debout depuis plusieurs siècles, sans qu’il soit possible de lui assigner une origine différente des évènements mêmes qu’elle rapporte, on peut supposer avec raison qu’elle existait également dans les temps antérieurs où l’absence de documents ne permet pas d’en rechercher les traces : en pareil cas, et jusqu’à preuve du contraire, possession vaut titre. Il n’en est sans doute pas de ces traditions particulières, relatives à des faits d’un intérêt local, comme de la tradition divine et dogmatique qui se conserve dans l’Eglise universelle avec l’assistance de l’Esprit-Saint. J’admets bien volontiers que le récit de la fondation d’une église particulière, passant de main en main, puisse subir des altérations plus ou moins graves ; mais il reste toujours un fond de vérité qui résiste à la négation, parce qu’il s’agit là d’un ordre de faits qui intéressent vivement toute une classe d’hommes, dont le souvenir est mêlé à ce qu’il y a de plus pratique et de plus usuel dans leur vie religieuse, c'est-à-dire la liturgie. Voilà ce que Launoy et ses partisans perdaient de vue dans leur ardeur à dénicher les saints. Aussi la science moderne leur préparait-elle de rudes démentis ; et plus on étudiera nos antiquités religieuses et nationales, mieux on se convaincra que la critique du 17 ième siècle s’est trop hâtée de conclure en repoussant comme mal fondées les vieilles traditions des églises de France.
Ainsi, Messieurs, pour commencer par les apôtres de la Provence, la réparation me paraît à peu près complète. C’est sur ce point que Launoy triomphait avec le plus d’assurance ; et, par le fait, il était parvenu à ranger de son côté la majeure partie des savants. Or, lorsqu’on les examine sérieusement, ses objections paraissent d’une extrême faiblesse, à tel point que le cardinal Mazarin lui en témoigna toute sa surprise un jour qu’il l’entendait argumenter contre la tradition des Provençaux. Pour croire à cette tradition, le fougueux docteur [Launoy] demandait à grands cris qu’on produisît un monument quelconque antérieur au 11 ième siècle. Un érudit moderne s’est chargé de satisfaire à la demande de Launoy. Sous le titre de Monuments inédits sur les apôtres de la Provence, M. l’abbé Faillon, de la congrégation de Saint-Sulpice, a publié, il y a quelques années, un ouvrage, fruit de longues et savantes recherches, dans lequel il réfute un a un tous les arguments de Launoy ».